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L'ISOLOIR - Petite nouvelle politique

Publié le 21 avril 2017 par Guy Faure

Cette fois ci, ils ont été plus négligents que d’habitude, comme si ils avaient oublié l’importance de l’événement à moins qu’ils n’aient été découragés ou bien conscients de leur insignifiance, vu le peu de cas que tous ces gens d’en haut faisaient de leur personne et de leur statut.
Toute la journée d’hier, un escadron d’hommes à tout faire et de femmes de ménage s’est activé mollement dans la grande salle de l’école Yvonne Le Tac, déplaçant bruyamment les tables, poussant les chaises avec désinvolture, en traînant des pieds. Avant d’être installé, j’ai bien senti que le cœur n’y était pas. Il y avait de l’énervement dans l’air. Tout ce petit monde était de méchante humeur, on en entendait certains dire que tout cela ne servait à rien, « et si on faisait grève, ils seraient bien embêtés tous ces pourris ». Puis vint mon tour : deux types se sont emparés des tubes métalliques, les ont mis l’un dans l’autre, ont sorti le rideau vert foncé de son carton et l’ont agencé comme ils ont pu, sans entrain. Ainsi matérialisé, on m’a attribué un numéro, le 1, ensuite de quoi on m’a posé en début de colonne. Un numéro 2 a été placé à côté de moi, tout de suite après. Ma fierté d’être le premier a très vite décliné quand je me suis aperçu que ce numéro 2 était bien mieux agencé que moi, avait plus belle allure, j’en ai conçu immédiatement une vive contrariété, un profond sentiment d’injustice. Je serai le quasimodo de la journée. En plus de cela une étonnante modification à mon organisation interne a attiré mon attention : à la traditionnelle tablette et à la non moins traditionnelle corbeille un petit tabouret métallique avait été ajouté et placé juste en dessous de la tablette. Allais-je devoir supporter des stations plus longues que d’habitude, habitué que j’étais depuis des lustres à des passages « vite fait bien fait ». On ne m’a pas prévenu de cela, quel manque de respect !
Malgré tout, l’installation est prête à temps, depuis hier soir : une grande table avec onze piles de bulletins, une autre grande table avec l’urne qui ressemble à un tronc d’église sauf qu’elle est transparente, une petite table à côté sur laquelle s’étale le registre des signatures des citoyens. Un circuit très précis a été mis en place. Avec mes quatre collègues, nous sommes la troisième et avant dernière étape du parcours, l’étape décisive. Nous en sommes fiers, conscients de l’importance de notre mission au service de la nation toute entière.
A huit heures pile du matin, les portes sur la rue s’ouvrent. Comme chaque fois je sens une angoisse monter en moi. Et s’il n’y avait pas assez de bulletins sur la table ? Et si un citoyen se trouvait mal ? etc… etc... Aujourd’hui mon angoisse tient à autre chose, l'atmosphère me semble lourde, je respire mal, c’est peut- être à cause des gens. D’habitude il n’y a pas grand monde à l’ouverture du bureau, surtout à Paris où l’on aime faire la grasse matinée. Mais là, ils sont particulièrement nombreux, ils se bousculent pour atteindre la grande table aux onze piles de bulletins, tendus, nerveux, comme si ils redoutaient de ne pas pouvoir venir plus tard. Le premier citoyen à entrer dans mon intimité est une citoyenne. Elle a l’air bien sûre d’elle, d’ailleurs elle n’a pris qu’un seul bulletin sur la grande table, mais elle est tellement énervée que sitôt entrée, elle déchire son bulletin dont les deux morceaux tombent à terre, du coup elle s’agite encore plus, se débat avec sa canne pour sortir, bouscule le citoyen suivant, retourne à la grande table aux bulletins, en reprend un seul puis revient vers moi. Au moment de refermer enfin la petite enveloppe bleue, la dame à la canne s’aperçoit que ce n’est pas le même nom que tout à l’heure. « Ah ! Et puis flûte ! Je n’y retourne pas, ça suffit comme ça ! Au fond, qu’est- ce que ça changerait, c’est du pareil au même ce qu’ils proposent, tous autant qu’ils sont ! ».
Le temps passe lentement. Je suis le confessionnal de notre belle nation. Un à un les citoyens de notre quartier déclarent ici leur vœu le plus décisif du moment, le plus élevé, le plus secret aussi. Ils préparent chez moi, avec sérieux et réflexion, leur offrande au salut général du pays, conscients de la puissance de leur volonté, persuadés qu’à eux tous ils vont dessiner au millimètre et pour cinq années, notre destin commun. Je suis le point de non- retour de quelques parcelles de la volonté générale.
Plus la journée avance, plus c’est bizarre. Je n’ai jamais vécu une situation pareille et pourtant je ne manque pas d’expérience, je suis un vétéran, je me souviens encore de ce jour de 1958 quand une bande de jeunes venus de Barbès avaient envahi l’école Yvonne Le Tac, s’étaient rués vers moi et m’avaient roué de coups en hurlant « le fascisme ne passera pas ».
En début d’après- midi, les choses ont commencé à se gâter. Il y a eu d’abord les nouveaux citoyens, ceux qui venaient s’enfermer en moi pour la première fois de leur vie. Par exemple cette belle jeune fille, terriblement étourdie – je l’ai vue entasser les onze bulletins en petites piles dans un sac Carrefour -, et qui a réussi à entrer avec son petit copain, profitant d’un moment d’inattention des bénévoles de la salle, sans doute en état de sieste. Très excitée à l’idée d’accomplir pour la première fois dans un tel réduit son devoir, qu’elle imagine quasi-conjugal, elle s’est assise sur la tablette, a relevé sa jupe, a attiré son compagnon vers elle, l’obligeant à l’embrasser tandis qu’elle a ouvert les jambes. Je n’ai pas su où me mettre, ai cherché vainement un signal d’alarme. Et ces imbéciles qui somnolent…Les deux excités ont fini par se calmer, mais aussitôt après ils ont été en désaccord, la fille tenant absolument à s’offrir au plus beau, ce qui n’était pas si facile, le garçon se réservant pour l’une des deux filles en lice ce qui n’était pas sans risque. Ils en sont presque venus aux mains, sans que je comprenne ce qui a pu justifier un tel différend, on m’a expliqué que les jeunes ne s’intéressent plus à nos pratiques de vote, qu’ils jugent d’un autre temps à l’ère du numérique et des algorithmes. Le vacarme produit par cette agitation a fini par réveiller les bénévoles qui sont intervenus pour séparer vigoureusement les deux récalcitrants.
Il a fallu ensuite me remettre en état pour accueillir les citoyens suivants, cela a bien pris quinze minutes durant lesquelles la gronde a commencé de monter dans les rangs, les citoyens dans l’attente se sont impatientés, se sont dévisagés d’une manière peu amène, l’un d’entre eux a fini par en insulter un autre puis lui a jeté un paquet de bulletins à la figure. Ça a failli très vite dégénérer, la grande table aux bulletins a été d’un coup dévastée, sans l’intervention des agents en faction devant l’école, tout cela aurait viré au pugilat.
Un calme relatif est revenu, les citoyens ont pu reprendre leur place dans la file d’attente, les uns avec un seul bulletin, les moins nombreux, certains avec les onze bulletins, pas nombreux non plus, la majorité avec deux voire trois bulletins. Le premier à se présenter s’est immédiatement assis sur le tabouret sous la tablette ; il a déposé consciencieusement ses quatre bulletins, les a regardés fixement, a fermé les yeux puis, comme s’il récitait un mantra, a désigné les bulletins successivement de gauche à droite et de droite à gauche en faisant « amstramgram, pic et pic et colegram » ; il s’y est repris plusieurs fois, ne parvenant pas à stopper le mouvement ; au bout de quelques minutes notre homme s’est levé, hésitant toujours, s’est emparé des bulletins et est ressorti de moi en agitant les bras, « je n’y arrive pas, je n’y arrive pas, aidez- moi, aidez- moi s’il vous plaît ». Le responsable du bureau l’a pris dans ses bras, « allons, monsieur, ne vous en faites pas, ce n’est pas bien grave, reposez- vous un moment, vous y retournerez tout à l’heure, il vous attendra, tenez, asseyez-vous là, on va vous servir un petit remontant, nous avons prévu le coup, nous avons du choix, de quoi auriez-vous envie ? ».
La fin de journée approche, il est dix- huit heures, dans deux heures ce sera fini, je jette un œil au dehors, beaucoup de monde encore. Quand un bénévole s’est présenté pour enlever le tabouret de dessous la tablette, chez moi comme chez mes collègues, un cri de révolte a retenti : « laissez les tabourets, nous devons encore réfléchir, on ne peut se décider comme ça ». Je suis exténué, jamais je n’ai vu une telle mascarade, je vois le coup où ils vont jouer les prolongations. « Il est hors de question de prolonger le vote, les chaînes de télé n’acceptent pas de ne pouvoir donner les premiers résultats après leur journal de 20 heures ».
Les deux dernières heures ont été menées au pas de charge, les bénévoles, chronomètres à la main, veillant au respect des cadences imposées par le chef du bureau en application des consignes données par le ministère de l’intérieur. J’ai compris qu’il ne fallait pas accroître le nombre des abstentionnistes, déjà important. Les pauvres citoyens sont ainsi entrés à la queue leu leu, par fournées, ils ont mis fébrilement leur bulletin dans l’enveloppe bleue et sont ressortis aussitôt en courant vers la grande table à l’urne.
J’ai entendu alors le chef du bureau chuchoter à son voisin, pourtant son opposant politique : « La prochaine fois, on pourra se passer d’isoloir, quand on y réfléchit bien, à quoi ça peut- il encore servir ? Avec le numérique, tout le monde sait tout sur tout le monde maintenant… Vous en pensez quoi, vous- même ? » Il m’a semblé entendre le résultat, un résultat totalement inconcevable, pire que ça, m’a chuchoté le numéro 2.
C’est sûrement de ma faute.
Un éclair a jailli soudain dans la grande salle. Je me suis écroulé d’un coup, foudroyé.

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